mercredi 8 mai 2013

L'aventure des origines



         Il y a toujours quelque nuit dans les origines ; aussi, du cheval arabe, les poètes firent-ils un fils du vent. D’après un récit qui remonte à Ali, quatrième calife, le Prophète parla ainsi :

« Lorsque Dieu voulut créer le cheval, Il dit au vent du Sud : “Je vais créer de ta substance un être nouveau qui deviendra la gloire de mes élus, la honte de mes ennemis, la parure de mes serviteurs.” “Crée, Seigneur, dit le vent, crée cet être.” Et Dieu prit une poignée de vent et en créa un cheval auquel il dit : “Je t’ai créé arabe, aux crins de ton front j’ai attaché le succès, j’ai mis sur ton dos la richesse des butins, j’ai déposé des trésors dans tes flancs, je t'établis pour roi des quadrupèdes domestiques, je remplirai d’amour pour toi le cœur de ton maître...” »

                  Redescendons sur terre. Le cheval arabe, dont la généalogie exacte reste discutée, remonte d’une façon ou d’une autre au cheval d’Asie centrale à chanfrein rectiligne, aux tissus fins, aux allures déliées, à la queue bien détachée, auquel on donna par convention le nom d’aryen (equus caballus aryanus) parce qu’il accompagna les peuples dits aryens (ou Indo-européens) dans beaucoup de leurs migrations. Le tarpan, étudié il y a plus d’un siècle par !’Allemand Gmelin (equus caballus gmelini), pourrait représenter sa forme primitive.

                  Il se distingue d’un autre cheval d’Asie centrale, dit mongolique ou mongol (equus caballus mongolicus), au chanfrein parfois busqué, à la pilosité abondante, à la queue portée près du corps, qui a pour berceau la Dzoungarie, porte de la Sibérie méridionale, au nord-ouest de la Chine. On a vu longtemps dans le cheval de Przewalski (equus przewalskii ), découvert en 1879 en Mongolie occidentale, une forme primitive et sauvage du cheval mongol. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, le Przewalski ayant soixante-six chromosomes, au lieu de soixante-quatre pour l’equus caballus, le cheval vrai ; il s’agit donc d’espèces différentes.

                 Chevaux aryen et mongol étaient de taille modeste et ne dépassaient guère un mètre quarante. Vivant l’un et l’autre dans les dures conditions de la steppe, ils avaient acquis les mêmes qualités d’endurance et de rusticité ; mais l’aryen jouissait, apparemment, d’un meilleur influx nerveux, lui donnant plus d’allant et de vivacité.

                 Cette Asie centrale, que leurs bandes sillonnèrent en tous sens durant des dizaines de milliers d’années, à l’époque préhistorique, était-elle le berceau originel de l’espèce chevaline? Rien n’est moins sûr. En Amérique seulement, l’on a pu retrouver la lignée complète des fossiles qui conduisent à l'equus caballus. L’eohippus, ancêtre de tous les équidés, mais dont la taille n’excédait pas celle du renard, y apparut il y a soixante millions d’années. Et l’on suppose qu’un de ses descendants, devenu cheval, passa de l’Alaska au continent asiatique par le détroit de Behring, alors pris dans les glaces.

                 Que se passa-t-il alors ? Les documents fossiles sont trop rares pour qu’on puisse l’établir encore avec certitude, et peut-être ne le saura-t-on jamais. Ce qui est sûr, c’est qu’au long de la préhistoire, au rythme des changements de climat, de l’avance et du recul des glaciers, des groupes de chevaux, se trouvant isolés les uns des autres, se sont mis à évoluer séparément. Ainsi se dessinèrent lentement deux berceaux secondaires de la race chevaline : la Dzoungarie et, au Turkestan, la région du Ferghana.
                           
                                                DE L’ASIE CENTRALE AU PROCHE-ORIENT

                 Le premier, on l’a dit, fut celui du type mongolique. Dès l’époque préhistorique, ce cheval mongol commença d’essaimer dans trois directions principales : à l’est, où il parvint en Chine ; au sud-est, où il gagna le plateau iranien et la barre des monts Zagros (c’est lui qu'utilisèrent les Sumériens, fondateurs, en basse Mésopotamie, de la première civilisation à écriture) ; enfin, vers l’Europe, où ses troupeaux se scindèrent à nouveau en deux lignées. L’une, à travers les forêts, les lacs, les marais laissés par la fonte des glaces, atteignit la Scandinavie. Elle est à l’origine des chevaux nordiques dits à sang froid. L’autre progressa jusqu’en Espagne ; c’est elle que les chasseurs du paléolithique figurèrent sur les parois de leurs grottes — à Lascaux, dans le Périgord, comme à Altamira, près de Santander, ou dans la région de Malaga. Il en sortira le type de cheval dit ibérique, ou andalou. Plus tard, le long des mêmes voies d’invasion, c’est le poney mongol encore, particulièrement résistant, qui permettra aux colonnes d’Attila, puis de Gengis Khan et de Tamerlan, de déferler vers l'est et le sud.

                La seconde lignée, au contraire, celle du cheval aryen, ne descendit des hauts plateaux d’Asie qu’à l’époque historique. De ce tronc initial sortirent alors plusieurs variétés — dites traditionnellement « races » — , issues des chevaux utilisés par les différentes familles d’Indo-Européens, au cours de leurs poussées successives.

                La plus vénérable est sans doute la race égyptienne. La plaine du Nil n’était pas, à l’origine, un pays de chevaux. Elle les ignora jusqu’au moment où les envahisseurs Hyksos, Asiatiques d’origine aryenne, les introduisirent dans le delta, attelés à leurs chars, vers l’an 1700 avant notre ère. Des bas-reliefs, des vases, des papyrus, un coffret peint illustrant la vie de Tout Ankh Amon, au XIVe siècle avant Jésus-Christ, donnent une bonne idée de ce qu’ils étaient. De petite taille, ils avaient de l’étendue, un chanfrein droit, une queue en panache, des allures vives. Utilisés pour la chasse ou la guerre, attelés à de légers chars aux roues à rayons, on ne les montait que de façon exceptionnelle. Ce sont eux qui, d’après la Bible, poursuivant le peuple d’Israël au moment de l’Exode, furent engloutis par les flots de la mer Rouge.

Carte des migrations du cheval.


                 Excellents dresseurs, bon sélectionneurs, les Égyptiens feront de ces petits chevaux une race plus développée, lui conférant un caractère sacré ; sur un bas-relief en grès de l’époque ptolémaïque, on voit le dieu faucon Horus, à cheval, percer de sa lance un crocodile.

                 Déjà, sous le choc des entreprises phéniciennes, grecques, romaines, le grand brassage des peuples a commencé sur les rives de la Méditerranée. Derrière l’homme, le cheval égyptien poursuit sa route. Au sud, sur le haut Nil, il rencontre la race du Dongola, d’affinité mongolique. A l’ouest, il forgera en Cyrénaïque la race de Barcé, célèbre chez les Grecs. Puis, continuant encore, il sera, au moins partiellement, à l’origine de la race barbe d’Afrique du Nord ; nous y reviendrons plus loin.

                 Pendant ce temps, d’autres vagues d’Indo-Européens continuent de descendre d’Asie centrale vers les plaines du Moyen-Orient. Premiers occupants de la basse Mésopotamie, les Sumériens, on l’a dit, avaient des chevaux mongols.

                 Les Assyriens, en revanche, allaient disposer de chevaux aryens venus du Ferghana et plus récemment introduits entre le Tigre et l’Euphrate. Remarquables dresseurs eux aussi, ils ne se contenteraient pas, commes les Égyptiens, de les atteler ; ils les monteraient avec art et l’absence de selle ne les empêcherait pas de se servir d’arcs et de lances. Des figurations de l’époque de Sargon (VIIIe siècle av. J.-C.) représentant des tributaires mèdes convoyant de semblables chevaux et des bas-reliefs du palais d’Assurbanipal à Ninive, un siècle plus tard, nous en donnent d’excellentes images : élancés, ils ont une physionomie vivante, un chanfrein droit, un dos tendu, des tissus fins. Les auteurs chinois ont décrit les chevaux du Ferghana comme ayant le sang à fleur de peau. L’expression doit être prise à la lettre : un parasite, le parafilaria multipapillosa, fixé sous la peau, fait perler le sang lorsque, pendant l’été, l’animal transpire.

                 Cette famille, qu’on peut appeler assyrienne par commodité, devait recevoir, au cours des ans, les apports de chevaux de Syrie, du Caucase, du Khorassan, dont le type n’était pas fondamentalement différent du sien et qu’amenaient des conquérants successifs. Les Perses, au premier chef ; Cyrus importa du Caucase d’excellents chevaux blancs à peau noire, puis Xerxès fit venir du Khorassan les forts chevaux niséens qu’il affectionnait, les opposant aux chevaux grecs.

                 Ceux-ci nous amènent à la troisième grande vague pré-chrétienne de chevaux aryens : celle qui, toujours venue du Turkestan, passa non plus au sud, mais au nord de la Caspienne, délaissa la route du Caucase et, contournant par le nord la mer Noire, déboucha dans les Balkans.

                 De ce groupe, une famille nous intéresse particulièrement, car elle va se retrouver elle aussi, malgré ce long détour, au Moyen-Orient, montée — au IVe siècle avant notre ère — par les soldats d’Alexandre le Grand. Ces chevaux, macédoniens, provenaient de Thessalie, où naquit le mythe des Centaures et des Lapithes. C’est de Thessalie qu’on amena un jour à Philippe, roi de Macédoine, le fameux Bucéphale que son fils Alexandre fut le seul à savoir dompter. La cavalerie du conquérant ne manqua pas de laisser des traces en Asie mineure et en Syrie, où elle rencontra, entre autres, un vieil élevage remontant aux Hittites (autres envahisseurs indo-européens) que vint revigorer l’apport grec. Il est significatif que les chevaux thessaliens aient parfois le chanfrein légèrement creusé, ce qui préfigure celui des arabes.

           Un Creuset : Le croissant fertile

       Selon toute vraisemblance, en réalité, c’est dans le Croissant Fertile qu’il faut en chercher le berceau, ou plutôt le creuset où commença de se forger sa race, à partir de multiples apports.

              Du fait des nombreuses invasions qui l’avaient, tour à tour, recouverte, la Mésopotamie disposait, on l’a vu, d’une réserve hippique importante. A l’époque hellénistique, l’élevage était très actif aux deux extrémités du Croissant : autour d’Antioche, en Syrie, et de Séleucie, en Mésopotamie, les deux capitales des successeurs d’Alexandre. Après quoi, la région tomba au pouvoir des Parthes, un peuple scythe de cavaliers et d’archers à l’adresse légendaire, puis des Romains, enfin — provisoirement — des Perses sassanides.

             A aucun moment ne cessa donc la production hippique. Et c’est dans cette réserve qu’allaient puiser les bédouins d’Arabie, jusqu’alors chameliers, lorsqu’ils décidèrent de se procurer des chevaux.

            Sur les chevaux de type aryen qu’on élevait en Mésopotamie au début de notre ère et qui étaient susceptibles de tenter cette clientèle nouvelle des Arabes, une monnaie de bronze d’Abgar VIII, roi d’Edesse (fin du IIe siècle), nous renseigne parfaitement. On y voit le roi montant un cheval soudé, avec une belle encolure, un chanfrein droit, une croupe plutôt horizontale, une queue attachée haut. Comment, quand, pourquoi les Arabes adoptèrent-ils ce type de monture ? C’est ce qu’il nous faut voir maintenant.

           Mais II convient d’abord de dire quelles mots de ce peuple arabe, dont le nom apparait pour la première fois dans un édit du roi d’Assyrie Salmanassar (858-834 av. J.-C.). D’ethnie et de culture sémitiques, il n’était pas pour autant homogène et comprenait divers groupes que cimentait néanmoins une certaine communauté de moeurs. Les deux plus importants étaient celui des Ismaélites, issus d’Ismaël, fils d’Abraham et d'Agar, et celui des Kahtanides. issus de Kahtan (le Yecten de la Bible), réputé fils d’Héber, auteur éponyme des Hébreux et ancêtre d’Abraham.



Monnaie de bronze d'Abgar VIII, roi d'Edesse, en Mésopotamie ; IIIe siècle (Bibliothèque nationale).


           Les premiers, nomades, évoluèrent en Arabie, en Transjordanie. en Syrie. Les seconds gagnèrent le sud-ouest de la péninsule arabique. l'Arabie heureuse de Ptolémée, où la famille des Himyarites détruisit le premier royaume de Saba. au Yémen, avant d’en fonder un second. Les uns et les autres, chameliers, ne disposaient pas encore de chevaux, comme le notent les anciens historiens.

          Quand Xerxès, rapporte Hérodote, attaqua la Grèce en 480 avant notre ère, son armée comprenait des Arabes, mais ils montaient des chameaux ; et son énumération des produits de l’Arabie ne fait nulle mention du cheval. De même, Tite-Live, racontant la bataille de Magnésie où Antiochos le Grand, roi de Syrie, fut battu par Scipion (189 av. J.-C.), ne mentionne, dans les troupes vaincues, que des Arabes chameliers.

          Plus explicite encore, un siècle et demi plus tard, Strabon relate l’expédition que son ami Aelius Gallus, préfet d'Égypte, mena en l’an 25 av. J.-C. dans le sud de l’Arabie. Forte de dix mille hommes et débarquée dans le Hedjaz, la colonne échoua devant Marib. Et le célèbre géographe décrit le centre de l’Arabie comme une contrée aride, habitée seulement par des pasteurs et des éleveurs de chameaux. Le sud du pays, ajoute-t-il, nourrit une grande quantité d’animaux, parmi lesquels ne figurent ni le cheval ni le mulet. Au nord-ouest de la péninsule, uniquement, les Nabathéens de l’Arabie Pétrée élèvent quelques chevaux.


N.B : Ceci est un extrait gratuit du livre " Le cheval arabe des origines à nos jours " de Philippe Barbié de Préaudeau, les éditions du Jaguar 1987, ceci n'est ni une adaptation ni une reproduction.