Bonaparte découvre le cheval arabe

        En France, l’engouement pour le cheval arabe date de Bonaparte, ce qui impose de revenir un peu en arrière. A la fin du XVIIIe siècle, l'Égypte, affranchie de la tutelle ottomane, était gouvernée par deux chefs mamelouks, Ibrahim Bey et Mourad Bey, et l’objet des visées ambitieuses de la Grande-Bretagne. Pour contrecarrer celles-ci, Bonaparte obtint en 1798 du Directoire d’y conduire une expédition. Parti de Toulon au mois de mai, il prend d’abord Malte, puis Alexandrie, gagnant enfin sur les forces de Mourad Bey la bataille dite des Pyramides. Ce combat célèbre, au cours duquel les mamelouks firent vainement des prodiges de valeur, gagna Bonaparte à la cause du cheval arabe et mérite donc qu’on s’y arrête. Il faut d’abord savoir que les troupes françaises ne disposent pratiquement pas de chevaux. Seuls en possèdent l’état-major et un escadron de guides ; encore les animaux sont-ils épuisés par deux mois de traversée. Les artistes qui représenteront Bonaparte sur un magnifique coursier plein de fougue et, de surcroît, d’allure très orientale, auront beaucoup sollicité leur imagination. Le futur empereur ne devait disposer que d’une assez piètre monture.

                Quoi qu’il en soit, après plusieurs jours d’une marche pénible à travers le désert, les Français se trouvent le matin du 21 juillet face à l’armée égyptienne, qui a établi un camp retranché sur la rive gauche du Nil. La ligne des cavaliers mamelouks appuie sa droite au camp et étend sa gauche en direction des Pyramides. Elle se compose de neuf mille à dix mille chevaux richement harnachés, piaffant et hennissant. Les mamelouks, luxueusement vêtus, portent des turbans à aigrette ou des casques dorés et des armes étincelantes.

                Bonaparte forme chacune de ses divisions en carré. Desaix, avec l’avant-garde, commande le premier carré situé à l’extrême droite. Les divisions se mettent en mouvement. Mourad Bey, avec une téméraire inconscience, décide de les attaquer de front. « Tout à coup, dit un témoin, nous voyons les queues de cheval teintées au henné, attachées aux hampes dorées des étendards ennemis, se grouper au centre de la ligne des mamelouks : c’est le signe d’une attaque générale. Mourad Bey part comme l’éclair avec les deux tiers de ses cavaliers, laissant le reste pour soutenir le camp retranché, mais nos carrés se sont arrêtés. L’ennemi se précipite comme un ouragan. La terre tremble au loin sous le galop furieux de ces sept mille chevaux. A quinze pas, la fusillade retentit. Chevaux et cavaliers se trouvent arrêtés par cette muraille de flammes et doivent faire volte-face.

               « L’ennemi revient à la charge et entoure complètement les divisions Kléber et Régnier. Les mamelouks chargent à corps perdu. Un bey audacieux se dévoue avec une quarantaine de cavaliers pour ouvrir un passage à Mourad Bey. Ce petit groupe d’hommes héroïques charge jusqu’à dix pas, puis se retourne et fait avancer ses chevaux à reculons sur nos baïonnettes, les faisant cabrer et se renverser sur nous, mais sitôt ouverte, la brèche se referme. Les colonnes ennemies refluent et l’armée avance sur le camp retranché.

               « Alors recommence une nouvelle lutte : Mourad, l’œil en feu, la joue ouverte d’un coup de sabre, le visage ensanglanté, vient tenter par un dernier effort de briser nos carrés qui se sont à nouveau immobilisés. On voit six mille cavaliers, les premiers du monde, montés sur des chevaux dont les pieds laissent à peine leur empreinte sur le sable, tourbillonner avec d’horribles clameurs autour de nous. Bonaparte donne alors l’ordre à notre compagnie de guides (nos seuls cavaliers) de charger sabre haut. La mêlée est terrible. Les mamelouks se voient contraints de refluer vers le Nil, mais un bataillon de carabiniers les décime. Mourad Bey n’emmenant que deux mille cinq cents mamelouks, échappés au carnage, s’enfonce dans le village de Gizeh et disparaît dans la direction de la haute Égypte. »

                Bonaparte a vaincu. Mais il a vu les chevaux de Mourad, il sait qu’ils ont failli le battre et il retiendra la leçon. Il le lui faut d’autant plus que les Anglais détruisent la flotte française en rade d'Aboukir, tandis que le sultan déclare la guerre à la France. Pour continuer la campagne, il faut de la cavalerie. Desaix, que Bonaparte a laissé en Égypte tandis que lui-même gagne la Syrie, ouvre au Caire un dépôt de remonte, qui lui permet bientôt de disposer de cinq cents chevaux. Pourchassant Mourad Bey, il le bat en octobre à Sediman et le repousse jusqu’au désert.

                De son côté, Bonaparte défait les Turcs au mont Thabor, mais il échoue devant Saint-Jean-d’Acre. Rentrant en Egypte, il bat une nouvelle armée turque à Aboukir (1799), où sa cavalerie, remontée cette fois en chevaux d’Orient, fait merveille, Puis il regagne Paris, laissant à Kléber le commandement d’une expédition désormais sans objet.



La bataille des Pyramides (détail), par Louis-François Lejeune (château de Versailles).


                Conquise, l'Égypte ne le restera pas longtemps. Mais Bonaparte, lui a été conquis par le cheval arabe. Il ramène en France un bel étalon, Ali, qu’il montera à Marengo, Essling et Wagram. Plusieurs de ses généraux font de même : Beiliard, Bertrand, d’Estaing, Rampon, Régnier, Valentin. Après avoir assuré un service monté, les chevaux seront souvent consacrés à la reproduction.

                Le Directoire ayant conclu un traité de commerce avec le dey d’Alger, celui-ci lui offre un excellent étalon gris baptisé L’Arabe, qui sera mis en 1806 à la disposition du haras impérial d’Angers.

               C’est que Bonaparte, devenu premier consul, puis empereur, s’est vite attaché à restaurer l’élevage français, mis à mal par la tourmente révolutionnaire. Supprimée en 1790, l’administration des Haras, qu’avait fondée Colbert, ne sera rétablie par Napoléon qu’en 1806. Dès 1800, il est vrai, le ministre Chaptal avait fait étudier la possibilité de redonner vie au haras de Pompadour, foyer de l’excellente race limousine, imprégnée de sang arabe. Puis, en 1802, une mission confiée à M. de Solanet avait gagné l’Espagne et l’Afrique du Nord, d’où elle ramènera des étalons barbes et andalous pour plusieurs établissements, dont Pompadour et Rodez. Au début de 1804, enfin, le bey de Tunis allait offrir au premier consul un lot de dix étalons. Mais c’est la proclamation de l’Empire, le 18 mai suivant, qui marquera, dans l’ordre hippique, le tournant décisif.



Napoléon à la bataille d'Iéna, par Horace Vernet (château de Versailles).


               Napoléon a choisi non seulement de rendre toute sa vigueur à l’élevage français, mais de l’orienter résolument du côté arabe. Aussi prêche-t-il d’exemple. Parmi les chevaux qu’il monte, beaucoup sont arabes ou, du moins, orientaux. Outre Ali, auquel il est très attaché, citons : Aboukir, te Diezzer, L’Emir, Fayoum, Héliopolis, Marengo, Seidiman, Soliman, Le Vizir, Wagram, les turcs Euphrate et Ahasverus, les persans Tauris et Tamerlan. Son entourage, évidemment, l’imite : le superbe Murat, le brillant Berthier, dont tout l’état-major est remonté en arabes gris-blanc, et, cela va de soi, Poniatowski, féru de chevaux de cette race au double titre de général de Napoléon et de prince polonais.

               Il peut paraître étonnant que des hommes ayant la forte statue physique des généraux de l’Empire se soient troués à l’aise sur des chevaux dont la taille était généralement récite ; mais, précisément, les arabes peuvent porter du poids, tout en allant vite et longtemps.

               Les artistes se mettent alors de la partie. Peintre de la gloire impériale, David tout le premier n’y manque pas, qui représente monté sur un cheval arabe son Bonaparte gravissant le col du Saint-Bernard. Son élève, Antoine Gros, d’abord officier d’état-major, mettra plus de fougue encore à représenter le même cheval aux batailles des Pyramides et d’Aboukir.

              Mais c’est avec Carie Vernet, né en 1758, que le cheval arabe fera véritablement irruption dans l’art français. Passionné dès son jeune âge par les chevaux, il se porte naturellemet vers le plus expressif d’entre eux. Le cheval arabe sera présent dans nombre de ses toiles, qu'elles évoquent des batailles ou représentent des cavaliers en promenade. Il lui consacre un ensemble fameux de quatre-vingt-dix études, que grave Debucourt ; et il continuera, sous la Restauration, à le dessiner avec une prodigieuse finesse de trait.



Napoléon à la bataille de Wagram, par Horace Vernet (château de Versailles).


             Son fils, Horace, ne lui sera pas infidèle. Né en 1780 et commençant à peindre sous l’Empire, il figurera Napoléon, son idole, montant des chevaux orientaux sur les champs de bataille d’Eylau et de Wagram. En 1847, Le Journal des Haras dira de lui qu’il « applique à tous les genres cette merveilleuse intelligence et sa fécondité inépuisable. Observateur non moins fin que dessinateur adroit, il imprime à tous ses chevaux une vérité, une variété d’allures et de mouvements, une animation dont lui seul a le secret».

             N’ayons garde, enfin, d’oublier Théodore Géricault, né en 1791, élève de Carie Vernet et ami d’Horace. Peintre complet, il accorde dans son oeuvre une place privilégiée aux chevaux. Observateur méticuleux de leur anatomie et de leur dynamique, constamment soucieux de restituer avec exactitude la répartition de leurs masses musculaires, il sut toujours les camper en équilibre, les faire légers dans leur puissance. Il s’intéressa particulièrement aux chevaux orientaux et dessina quelques têtes d’arabes qui, sans être aussi fouillées que celles de Carle Vemet, n’ont pas moins de vérité et de force.



Un chasseur d'Afrique, par Lalaisse (Musée de l'Armée, Paris).


             En 1806, on l’a dit, Napoléon rétablit l’administration des Haras et la dote de tous les moyens.nécessaires. D’anciens dépôts d’étalons renaissent, d’autres sont créés. Parmi les reproducteurs qu’ils reçoivent, beaucoup viennent d’Orient. Certains, affectés d’abord aux écuries impériales où ils figurent « au rang de Sa Majesté », sont mis l'élevage lorsqu’ils ne peuvent plus accomplir le dur service que l’empereur attend d’eux. Une répartition a lieu en 1811 et bénéficie notamment aux haras de Pompadour, Rodez, Pau et Tarbes. En Normandie, le haras du Pin est doté pour sa part de plusieurs étalons orientaux de valeur, dont le Bacha, turc, et Gallipoly, persan. Mais il reçoit aussi en 1811 un pur-sang anglais, le premier à entrer dans les écuries de l’Administration. Il s’agit de Statesman, qui vient du haras de Borculo, en Hollande, pays annexé.

             Lors d’une visite qu’il effectua en 1808 aux haras impériaux du Pin et de Tarbes, Napoléon eut l’occasion d’exposer ses vues en matière d’élevage. « Un bon étalon arabe, déclara-t-il, s’il est judicieusement employé, peut à lui seul améliorer toute la contrée. L’arabe est le meilleur cheval du monde. Ce n’est point l’extrême vitesse qui fait le bon cheval de guerre, c’est la souplesse, l’adresse, l’intelligence, la docilité : voilà les qualités éminentes de l’arabe, comme la vitesse est celle de l'anglais. » Et encore : « Le cheval arabe est mille fois meilleur que le pur-sang anglais quand il s’agit d’améliorer une race quelle qu’elle soit, car, avec lui, nous revenons à la pureté sans mélange et à la puissance de la race primitive. »

             La pureté sans mélange est évidemment une vue de l’esprit. On sait que le cheval arabe descend en fait de beaucoup d’auteurs. Mais il est vrai, comme l’a bien vu Napoléon, que, sélectionné sur lui-même depuis des siècles, il est en quelque sorte devenu pur par absorption et que le riche potentiel génétique dont il dispose lui donne un grand pouvoir « améliorateur ».

             Les peintres ne sont pas les seuls à célébrer ce bel animal et l’admiration pour l’empereur ne suffit pas à l’expliquer. Le vicomte de Chateaubriand, qui n’en éprouvait guère à son égard, témoigne du même enthousiasme au retour d’un voyage en Orient.



Joachim Murat, maréchal de France, roi de Naples, par Gros.


             On lit dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811):« Les juments, selon la noblesse de leur race, sont traitées avec plus ou moins d’honneur, mais toujours avec une extrême rigueur. On ne met point les chevaux à l’ombre, on les laisse exposés à toute l’ardeur du soleil, attachés en terre à des piquets, par les quatre pieds, de manière à les rendre immobiles. On ne leur ôte jamais la selle, souvent ils ne boivent qu’une seule fois et ne mangent qu’un peu d’orge en vingt-quatre heures. Un traitement si rude, loin de les faire dépérir, leur donne la sobriété, la patience et la vitesse. J’ai souvent admiré un cheval arabe ainsi enchaîné dans le sable brûlant, les crins épais descendant épars, la tête baissée entre les jambes pour trouver un peu d’ombre et laissant tomber de son œil sauvage un regard oblique sur son maître. Avez-vous dégagé les pieds des entraves, vous êtes-vous élancé sur son dos, il écume, il frémit, il dévore la terre, la trompette sonne, il dit : Allons, et vous reconnaissez le cheval de
Job. »

             Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la demande en chevaux arabes ne cesse d’augmenter. Les éleveurs se plaignent de manquer d’étalons, et un rapport de 1813 réclame une mission d’achat au Levant, ce que ne permettront pas les événements. Contraint d’abdiquer, Napoléon se fait accompagner à l’île d’Elbe par plusieurs de ses arabes favoris. Mais à la fin des Cent Jours, l’invasion de 1815 sèmera la perturbation dans plusieurs régions d’élevage, où disparaîtront des chevaux de valeur.

 N.B : Ceci est un extrait gratuit du livre " Le cheval arabe des origines à nos jours " de Philippe Barbié de Préaudeau, les éditions du Jaguar 1987, ceci n'est ni une adaptation ni une reproduction. 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire