Le cheval du bédouin


              Tel est donc le contexte, géographique et humain, où le cheval, animal si longtemps étranger à la péninsule, va maintenant devenir arabe. Si le Yémen, on l’a vu, fut à l’origine de l’opération — comme le symbolise une stèle où l’on voit côte à côte un chameau et un cheval très expressif —, il appartiendra aux tribus bédouines de la mener à bien. Ce sont elles qui adapteront cette monture aux dures exigences de la vie nomade, aux longs déplacements, à une nourriture pauvre et à de terribles sautes de température.

              Les bédouins ne mirent pas longtemps à comprendre l’intérêt que présentait pour eux le cheval. Moins sobre que le chameau, il est, en revanche, beaucoup plus maniable. Il se prête à la chasse, il permet des coups de main, des raids fulgurants, des effets de surprise. Dans l’impitoyable lutte pour la vie, ce sera un auxiliaire incomparable.

Tissu  de soie; art byzantin (Schloss Museum, Berlin).


             Des dessins gravés sur des roches basaltiques de la région de Safa, à l’est du Hauran, permettent d’évoquer la vie bédouine au IVe siècle, dans le désert de Syrie. On y voit des cavaliers munis de lances et chassant la gazelle, l’antilope, le lion. Un peu plus tard, un document byzantin du Ve ou VIe siècle — une plaquette de bronze doré — figure aussi l’une de ces chasses, en mettant en scène des chevaux d’un type déjà très arabe.

            Précieux dans la vie au désert, ce cheval allait être l’objet de négociations souvent difficiles, voire de vois, et, une fois acquis, de soins jaloux. On ne possédait de juments qu’en petit nombre, une ou deux par famille, c’est-à-dire par tente. Choyées aux étapes, on les montait, lors des déplacements, sans ménagements particuliers, jusqu’à la mise bas du poulain. Ce sont elles, et non les étalons, qu’on utilisait au combat, parce qu’elles étaient plus silencieuses et permettaient de mieux tromper l’adversaire.

           En ces débuts de l’aventure arabe, le harnachement des chevaux du désert restait sommaire. La selle et les étriers, naguère Inventés par les Scythes, n’étaient pas tout à fait inconnus, mais ils ne s’imposèrent que peu à peu. On montait avec un tapis ou une peau de bête. On connaissait le mors, mais on dirigeait le plus souvent la jument avec un simple licol.

          Le plus difficile, et qui demandait une ténacité extraordinaire, était d’élever dans ce pays sec et dur cet animal des steppes herbeuses. La volonté de l’homme devait suppléer aux carences de la nature. Le bédouin ne pouvait donner à son cheval qu’une alimentation parcimonieuse faite d’une herbe trop rare, de dattes, de lait de chamelle, parfois de viande séchée prélevée sur ses propres rations et très exceptionnellement d’orge.

         C’est de cette intime association entre l’homme et l’animal que le bédouin tirait l’amour profond qu’il portait à sa monture, laquelle le lui rendait en attachement et en fidélité. Le cavalier demandait à son cheval d’être un compagnon sûr, capable, malgré sa petite taille, de le transporter vite et loin, à travers de multiples difficultés. C’est pourquoi il s’attacha bientôt à un certain nombre de corrections morphologiques visant à accroître les qualités qu’il recherchait.

        Dès que les chevaux eurent été introduits en nombre disant dans la péninsule arabique, c’est-à-dire au IIIe siècle, les bédouins mirent en œuvre une sélection sévère portant sur leur caractère, leur allant, leur résistance à l’effort. Chez leurs montures, ils recherchaient une grande capacité respiratoire, un dos porteur, donc court et fort, des muscles durs, des tendons secs, des pieds bien conformés, ainsi qu’une physionomie vivante et beaucoup de docilité.

        L'Arabe du désert, en cette période antéislamique, attachait donc beaucoup d’importance aux accouplements, faisant parfois un long trajet pour trouver l’étalon le mieux adapté à sa jument. Les unions s'accomplissaient en présence de témoins qui pouvaient les garantir. Ayant traditionnellement le souci des originés, le bédouin reportait sur l’animal le goût qu’il avait de sa propre généalogie.

        Ainsi se dégagea la notion de famille plus ou moins sélectionnée, donc plus ou moins valeureuse, tes lignées étaient suivies de mère en fille. Répertoriées de façon orale, elles présidaient à la conduite des élevages.
                                     
                                                                    LES ARABES AVANT L’ISLAM

        L’Arabie n’était pas un pays de chevaux. Mais grâce à ce long, patient et obscur effort des bédouins, durant près de trois siècles avant la fulgurance de l’islam, c'est là pourtant que naquit le cheval arabe. Nul besoin de mythes et de légendes, ou de généalogies imaginaires. La réalité est plus fascinante que la fiction, la passion déployée par l’homme plus épique que tous les poèmes. Lorsque Abu Obeida, célèbre hippologue de l’époque d’Haroun al-Rachid, recherche l’origine des lignées arabes, il ne les fait remonter qu’au début de notre ère, fidèle en cela à la vérité historique. Il ne se réfère pas non plus à la fameuse tradition des « cinq juments de base », appelées parfois les juments du Prophète, bien que le thème soit antérieur à l’islam. Il sait que le cheval n’est pas descendu du ciel, mais qu’il s’est durement forgé, par la volonté du bédouin, dans les sables de ce désert où se jouait leur destin commun.

       Un bref recensement, à l’époque préislamique, des principales tribus arabes à qui l’on doit la sélection de ces premiers élevages, est ici nécessaire. Empruntons-le à Denis Bogros et Nicole de Blomac (L’Arabe, premier cheval de sang), à partir des deux grandes lignées que nous avons mentionnées plus haut.

       La lignée d’Ismaël se divisa d’abord en deux branches : celle de Rabia et celle de Modhar. La première, dont le territoire primitif était le sud du Hedjaz, se subdivisa, vers l’an 300, en deux rameaux. L’un gagna, en Irak, le pays de Mossoul, qui lui devra son nom de Diar Rabia. L’autre, resté en Arabie, donna naissance aux Abdelkais de Bahrein, aux Bakrides et aux Taghlibites du Nedj (qui, en 500, monteront à leur tour en Irak), enfin aux Anazé, très migrateurs, qui deviendront de célèbres éleveurs. La branche de Modhar produira les Koraïchites, dont sortira le Prophète, et de grandes tribus cavalières : les Suleym du Nedj, les Hawazin et les Ghatafan (ou Baghides) de l’est du Hedjaz, ces derniers se divisant bientôt en Abs et en Dhobyan.

       La seconde grande lignée arabe, celle de Kahtan, donna d’abord naissance aux Azdites et aux Lakmides. Puis aux Banou Kinda du Nedj, à l’élevage réputé, et aux Banou Taj qui engendreront, dans le nord du Nedj, la fameuse tribu des Chammar.

       Enfin, bien qu’on ne sache à quelle lignée la rattacher, la tribu des Thamoudéens, qui tire son nom de Thamoud, au nord de Médine, mérite ici une mention. D’abord troglodyte dans le Hidjir, elle passa en effet de la vie sédentaire à la vie cavalière et guerrière, fournissant au Ve siècle deux corps de cavaliers aux armées de Byzance. Puis, abondamment citée dans le Coran, elle disparut de l’histoire.

       Dans cette société arabe d’avant l’islam, les conflits religieux se mêlaient aux rivalités entre tribus ou aux interventions extérieures (abyssines et perses, en particulier), pour entretenir un état de guerre quasi permanent. Le cheval y jouait un tel rôle que plusieurs conflits, selon les chroniqueurs, l’eurent même pour enjeu. Ainsi, pendant quarante ans, les Dhobyan et les Abs se firent-ils la guerre à propos de l’étalon Dahis, fils de Dhul’Okab, lui-même fils du légendaire Awaj et d'une jument des Taghlibites. Et le poète Antara, héros des Abs, après s’y être illustré, la chanta dans ses vers.

N.B : Ceci est un extrait gratuit du livre " Le cheval arabe des origines à nos jours " de Philippe Barbié de Préaudeau, les éditions du Jaguar 1987, ceci n'est ni une adaptation ni une reproduction. 

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